mardi 13 novembre 2007

Jane, le crime, le criminel

[Jane, à seulement dix ans, est enfin sortie de la maison de sa tante, Mrs. Reed, où elle vivait une humiliation constante de la part de son arrogante famille et même des domestiques. A peine arrivée à l'Institut Brocklehurst, une pension pour orphelines, elle rencontre Helen Burns, une jeune fille effacée, plongée dans les livres, apparemment surdouée mais particulièrement dissipée et négligente, ce qui lui vaut des remontrances continuelles et souvent injustes de la part de Miss Scatcherd, sa professeure. Jane est intriguée par le stoïcisme dont fait preuve Helen et la questionne sur ce sujet]

« Et lorsque c'est Miss Temple qui fait le cours, votre esprit s'égare-t-il aussi ?
— Non, certes, pas souvent, parce que Miss Temple a généralement quelque chose à dire de plus nouveau que mes propres réflexions ; son langage m'est singulièrement agréable, et ce qu'elle m'apprend est souvent ce que je désirais savoir.
— Alors, avec Miss Temple, vous êtes appliquée ?
— Oui, d'une façon passive, je ne fais aucun effort, je suis mon inclination. Il n'y a pas de mérite dans une telle application.
— Il y en a beaucoup. Vous êtes irréprochable avec ceux qui sont bons pour vous. Je ne veux être rien de plus. Si l'on était toujours bon et obéissant envers ceux qui sont cruels et injustes, les méchants n'en feraient qu'à leur guise ; ils n'auraient plus peur de rien ; loin de s'amender, ils deviendraient de plus en plus redoutables. Quand on nous frappe sans raison, nous devons frapper en retour, et très fort ; cela, j'en suis sûre ; aussi fort qu'il est nécessaire pour convaincre celui qui nous a frappés de ne jamais recommencer.
— Vous changerez d'avis, je l'espère, lorsque vous serez plus grande ; pour l'instant, vous n'êtes qu'une petite fille ignorante.
— Mais, Helen, je sens qu'il me faut détester ceux qui persistent à me détester, en dépit de tout ce que je fais pour leur être agréable ; résister à ceux qui me punissent injustement. C'est aussi naturel que d'aimer ceux qui me témoignent de l'affection, et de me soumettre à un châtiment mérité.
— Ce sont les païens et les tribus sauvages qui professent cette doctrine-là ; les chrétiens et les peuples civilisés la désavouent.
— Comment cela ? Je ne comprends pas.
— Ce n'est pas la violence qui triomphe le mieux de la haine, ni la vengeance qui guérit le plus efficacement les blessures..
— Qu'est-ce donc ?
— Lisez le Nouveau Testament, observez ce que dit le Christ, comment il agit ; que sa parole soit votre règle, sa conduite, votre exemple.
— Que dit-il ?
— Aimez vos ennemis ; bénissez ceux qui vous maudissent ; faites du bien à ceux qui vous haïssent et vous traitent avec mépris.
— Alors je devrais aimer Mrs. Reed, ce que je ne puis , je devrais bénir son fils John, ce qui est impossible. »
A son tour, Helen Burns me demanda de m'expliquer ; je me mis aussitôt à lui faire, à ma façon, le récit de mes souffrances et de mes ressentiments. Dans mon excitation, je fus amère et impitoyable, exprimant ce que je ressentais, sans réserve, sans adoucissement.
Helen m'écouta patiemment jusqu'au bout ; je m'attendais alors à une remarque de sa part, mais elle resta muette.
« Eh bien ! demandai-je avec impatience, Mrs. Reed n'est-elle pas une femme méchante, au cœur dur ?
— Elle a manqué de bonté envers vous, sans nul doute, parce que, voyez-vous, elle ne peut souffrir votre genre de caractère, de même que Miss Scatcherd ne peut souffrir le mien ; mais avec quelle minutie vous vous souvenez de tout ce qu'elle a fait et dit ! Quelle impression singulièrement profonde son injustice semble avoir produite dans votre cœur ! Aucun mauvais traitement ne laisse ainsi un souvenir imprimé en traits de feu sur ma sensibilité. Ne seriez-vous pas plus heureuse si vous essayiez d'oublier sa sévérité, ainsi que les émotions passionnées qu'elle a fait naître ? La vie me paraît trop courte pour la passer à entretenir la haine ou à enregistrer les torts. Tous, ici-bas, sans exception, nous portons le poids de nos fautes ; mais j'espère que nous en serons délivrés, comme de nos corps périssables, un jour prochain, à l'heure où la dégradation et le péché se détacheront de nous avec notre encombrante enveloppe de chair. Seule, alors, demeurera l'étincelle de l'esprit, l'impalpable principe de vie et de pensée, aussi pur qu'à l'origine, lorsque le Créateur en anima la créature ; là d'où il est venu il retournera, et sera, sans doute, retransmis à quelque être supérieur à l'homme pour gravir, de l'âme humaine obscure au brillant séraphin, les degrés de la gloire ! Il est sûr qu'il ne pourra jamais dégénérer en passant de l'homme au démon. Non, je ne puis le croire. J'ai une autre croyance que personne ne m'enseigna jamais, dont je parle rarement, mais qui fait ma joie et à laquelle je me tiens, parce qu'elle ne limite pas l'espérance ; elle fait de l'éternité un repos, une merveilleuse demeure, non un objet d'épouvante, un abîme. Avec cette croyance, je distingue nettement le criminel de son crime, je puis pardonner en toute sincérité au premier, tandis que j'abhorre le second. Avec cette croyance, l'esprit de vengeance ne me trouble jamais le cœur, le mal ne me fait jamais éprouver une aversion trop vive, l'injustice ne m'écrase jamais jusqu'à m'anéantir ; je vis en paix, en pensant à la mort. » En achevant cette phrase, la tête d'Helen, habituellement penchée, s'inclina davantage. Je vis à son regard qu'elle ne désirait pas me parler plus longtemps, mais préférait converser avec ses pensées. Peu de temps lui fut accordé pour sa méditation ; une monitrice, une grande fille rude, s'avança bientôt, s'écriant avec un fort accent du Cumberland :
« Helen Burns, si vous n'allez pas immédiatement ranger votre tiroir et plier votre ouvrage, je dirai à Miss Scatcherd de venir y jeter un coup d'œil ! »
Helen soupira tandis que sa rêverie s'enfuyait, se leva sans rien répondre et sans attendre, pour obéir à la monitrice.

Charlotte Brontë, Jane Eyre, pp. 86 à 89

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Effectivement, la méthode est efficace. Et pourquoi avoir choisi ce passage-là ? Tu t'identifies ?

Question stupide : tu as tout recopié ?!

Moudi a dit…

Oui, bien sûr que j'ai tout recopié, j'aurais fait comment sinon ? ^^

J'ai eu la flemme de rajouter un commentaire personnel, et pourtant ça m'a beaucoup parlé... La langue est superbe (mais bon, mérite au traducteur ?), et puis c'est une manière de penser que j'essaie de développer tellement elle me semble primordial.

Ah, et j'étais content de voir qu'il y avait aussi beaucoup de bon dans la religion, alors qu'on m'a toujours appris le contraire *soupir de mon papa*

Bref, je crois que cet extrait se suffit à lui-même... Sinon il faut lire le livre en entier pour mettre en rapport cet extrait avec tout ce qui s'est passé dans la vilaine famille de Jane, et là c'est dix fois mieux ^^

Anonyme a dit…

Bien sûr qu'il y a du bon dans la religion ! Lis des passages du Nouveau Testament si tu en as l'occasion (l'Ancien est plus dur et plus violent), ça peut valoir le coup (et accessoirement te donner la clef de plein d'allusions dans la littérature - mais lis plutôt l'AT dans ce cas).
(ceci n'est pas une tentative de conversion)