mercredi 24 octobre 2007

Le teint jaune, l'air d'orgueil et de méchanceté, l'étroitesse d'esprit

(Pour situer : Elinor Dashwood, l'héroïne du roman, partage avec Lucy Steeles, une pétasse quelconque, le même intérêt pour le timide Edward Ferrars ; malheureusement Lucy est apparemment mieux placée dans le cœur du jeune homme, et Elinor se résigne à abandonner ses sentiments pour lui. Elles se retrouvent un soir à un même repas, avec leurs sœurs respectives [Marianne et miss Steeles qui est la grande sœur de Lucy, c'est toujours les grandes sœurs qui se font appeler miss, si j'étais une fille je serais pas une miss :( ], et avec la mère et la sœur d'Edward qui voient d'un très mauvais œil l'arrivée d'une prétendante de la qualité [sociale et surtout financière, bien sûr] de l'infortunée Elinor...)

Mrs. Ferrars était une petite femme mince, se tenant droite jusqu'à l'exagération et d'un sérieux qui touchait à l'aigreur. Elle avait le teint jaune, la figure petite, sans beauté et naturellement dépourvue d'expression, mais une heureuse contraction de ses sourcils la sauvait de la banalité en lui donnant un air d'orgueil et de méchanceté. Elle ne parlait pas beaucoup, car, à l'inverse de beaucoup de gens, elle mesurait le nombre de ses paroles à celui de ses idées. Et des quelques syllabes qu'elle laissa tomber, aucune ne s'adressa à miss Dashwood, qu'elle regardait avec la résolution bien arrêtée de lui témoigner, en toute occasion, le plus d'antipathie possible.
Maintenant, cette attitude était indifférente à Elinor. Quelques mois avant elle en eût été péniblement affectée ; mais il n'était plus au pouvoir de Mrs. Ferrars de la troubler ; et l'accueil tout différent qu'elle faisait aux demoiselles Steeles, et qui semblait bien calculé pour l'humilier davantage, n'avait pour résultat que de l'amuser. Elle ne pouvait que sourire en voyant les particulières gracieusetés de la mère et de la fille envers Lucy, qui était bien la personne entre toutes que, si elles avaient été au courant de son rôle, elles auraient eu le plus de désir de mortifier ; et c'était elle, au contraire, dont elles ne pouvaient rien craindre, qui était l'objet de leur surveillance pointilleuse. Mais, tout en se riant intérieurement de les voir se mettre en frais si mal à propos, elle ne pouvait s'empêcher de réfléchir sur la folle étroitesse d'esprit dont procédait leur conduite et, en observant, en outre, les attentions étudiées avec lesquelles les demoiselles Steeles mendiaient leurs bonnes grâces, elle ne pouvait s'empêcher de les mépriser profondément toutes quatre.

Jane Austen, Sense and Sensibility, p.200-201



Je continue ma lecture de Sense and Sensibility (Raisons et sentiments, je devrais mettre le titre en français comme je le lis en français, mais le titre anglais est excellent [et semble répondre à Pride and Prejudices, Orgueil et Préjugés] ), et je l'ai même presque fini.
Comparément à P&P, j'ai certainement été moins saisi par la trame sentimentale principale ; ou plutôt les trames. Un personnage masculin principal manque un peu à l'appel (mais j'espère toujours que Darcy débarquera sur son beau cheval blanc avant la fin), et il manque à Elinor, aussi adorable et admirable soit-elle, une petite imperfection, un petit je-ne-sais-quoi, qui rendait Elizabeth Bennet d'autant plus attachante qu'elle était trompée régulièrement par ses préjugés — comme le titre l'indique, c'est bien vous suivez.
Toutefois, ne crachons pas sur le plaisir de lecture : il est partout. Il est notamment dans une galerie de personnages assez grande et qui brille particulièrement par un nombre conséquent de gens qui font partie de la mauvaise moitié de l'humanité (non, pas celle qui vote Sarkozy [enfin y'a quelques recoupements]). Et je vous ai trouvé là un petit extrait qui illustre bien la mordancité dont est parfois capable Jane Austen*.

Je trouve ça énorme. J'ai été franchement choqué de la description de Mrs. Ferrars, que depuis le début du roman tout le monde décrivait en termes très élogieux... Mais regardez ça :
Elle ne parlait pas beaucoup, car, à l'inverse de beaucoup de gens, elle mesurait le nombre de ses paroles à celui de ses idées.
C'est un retournement extrèmement habile de ce qui aurait pu être une grande qualité : mesurer ses paroles et ne parler que quand il le faut. Non, il n'y a rien de grand dans le laconisme de Mrs. Ferrars ! Certes, plusieurs personnages se distinguent par leur flot de paroles plus ou moins continu et plus ou moins réfléchi, mais en comparaison le sérieux de cette vieille femme est effroyable et encore plus repoussant, tant il n'est qu'un mauvais cache-misère sur son manque d'esprit. Et pour achever cette médiocrité intellectuelle, il ne manquait que le regard perçant d'Elinor qui, contrairement à celui d'Elizabeth, fait toujours mouche...
Bref, ce passage m'a mis un grand sourire aux lèvres quand je le lisais (ce qui est peut-être inquiétant '^^ mais vous pouvez faire comme si vous ne me connaissez pas quand je fais ce sourire) ; et sa conclusion me convainquait une fois de plus que les gens trop gentils devraient apprendre de Jane Austen :
elle ne pouvait s'empêcher de les mépriser profondément toutes quatre.
Muahaha ^^

(si vous voulez, la suite est terrible aussi, mais un peu plus dure à suivre si on ne connaît pas l'œuvre, et un peu longue ; je la mets en commentaire pour pas encombrer)



*Rien à voir : c'est drôle comme on a tendance à réduire les grands noms masculins au nom de famille, et les grands noms féminins au prénom. Je voulais écrire ici "Jane", tout comme on voit partout "Ségolène" et non "Nicolas". Parce que bon, si on citait "Jean-Jacques" ou "François-René" dans les copies de bac, ça ferait un peu con. Bref, tout ça pour dire que le "patronyme" est bien ce que son étymologie prétend, le nom d'un homme et pas d'une femme.

4 commentaires:

Moudi a dit…

(pour re-situer, Fanny, la fille de Mrs. Ferrars, est la femme de John Dashwood, demi-frère d'Elinor et de sa soeur Marianne [qui allégorise les Sentiments, alors qu'Elinor représente la Raison]. Fanny Dashwood est donc la belle-sœur d'Elinor Dashwood. Sont présents aussi lady Middleton, "Sa Seigneurie", une femme terriblement ennuyante, et sa mère [d'où le conflit sur les enfants, avec de chaque côté la mère et la grand-mère])

Lucy était toute transportée d'être si honorablement distinguée ; et miss Steeles désirait seulement, pour être au comble du bonheur, qu'on l'entreprît sur le Dr. Davies.
Le dîner fut de grande classe, les serviteurs nombreux et tout témoignait, chez la maîtresse de maison, du désir de briller et révélait chez le maître les moyens de la satisfaire. En dépit de toutes les améliorations et embellissements qu'il avait entrepris à Norland, en dépit des millions de livres qu'il avait failli vendre à perte, on ne découvrait aucun signe de cette indigence à laquelle il avait essayé de faire croire, aucune pauvreté n'apparaissait si ce n'est dans la conversation ; mais là, le déficit était considérable. John Dashwood ne trouvait pas grand'chose à dire et sa femme encore moins. Mais cela ne tirait pas à conséquence, car c'était tout à fait le même cas pour la plupart de leurs invités, qui cumulaient à l'envi tous les défauts qui peuvent rendre les gens désagréables, manquant à la fois de bon sens naturel ou acquis, d'élégance, d'esprit et de modération.
Quand les dames passèrent au salon après dîner, cette déficience parut plus évidente encore car les hommes avaient quelque peu alimenté la conversation en parlant politique et en s'entretenant de leurs affaires et de leurs chevaux, mais de pareils sujets manquaient aux conversations féminines et un seul sujet occupa la société jusqu'au café : la comparaison entre la taille d'Harry Dashwood et de William, le second fils de lady Middleton, qui étaient à peu près du même âge.
Si les deux enfants avaient été là, rien n'aurait été plus facile que de les mesurer ; mais comme il n'y avait qu'Harry, ce n'étaient, des deux côtés, que des assertions conjecturales et chacun pouvait également rester sur ses positions et affirmer et réaffirmer, tant qu'il voulait, son opinion.
Les intéressés se divisaient ainsi qu'il suit :
Chacune des deux mères, quoique réellement convaincue, en son particulier, que son fils était le plus grand, se décidé poliment en faveur de l'autre.
Les deux grands-mères, avec non moins de partialité, mais plus de sincérité, furent également empressées à soutenir la cause de leur propre descendant.
Lucy, qui désirait autant plaire aux parents de l'un que de l'autre, exprima cette idée que les deux enfants étaient remarquablement grands pour leurs âge et qu'elle ne pouvait concevoir qu'il y eût entre eux la plus petite différence. Et miss Steeles, avec encore plus d'adresse, donna son suffrage, aussi énergiquement que possible, successivement en faveur de l'un et de l'autre.
Elinor, ayant une fois exprimé son opinion en faveur de William en quoi elle choqua Mrs. Ferrars et encore plus Fanny, ne vit pas la nécessité de la renforcer en la répétant ; et Marianne, lorsqu'on lui demanda la sienne, les choqua tous en déclarant qu'elle n'avait pas d'avis à donner, parce qu'elle ne s'était jamais avisée d'y penser.

Anonyme a dit…

Un petit aparté concernant les prénoms (souvenirs d'hypokhâgne)... Normalement, quand on parle d'un auteur, il y a deux cas de figure : soit l'auteur est encore en vie et dans ce cas, on doit le nommer par son nom ET son prénom; soit l'auteur est mort, et dans ce cas-là, on ne l'appelle que par son nom si c'est un homme et par son nom ET son prénom si c'est une femme.
Cela dit il y a des exceptions (ex. : Victor Hugo -- parce que le nom est lui-même un prénom ?)

Anonyme a dit…

Quand à l'extrait -- magnifique, il faut bien le dire --, je trouve qu'il touche particulièrement juste. Cette manière de laisser les personnages se détruire eux-mêmes en les laissant parler et en les observant... On dirait du Flaubert.
(C'est, je crois, le plus grand compliment que je puisse faire)

Anonyme a dit…

dis tu nous reparlerais pas un peu de tes animaux??!;-)