lundi 13 novembre 2006

Les survivants, l'ordre des choses, l'espoir

Et j'ai brusquement senti entre mes doigts le froid mortel de la photo arrachée aux mains de Clément, froide comme la peau d'un mort, froide comme l'absence de Cissou, et dans la chaleur de notre lit commun, j'ai compris qu'avec le départ de Cissou nous avions perdu une autre raison de vivre, qu'après l'oncle Stojil et le vieux Thian, Cissou avait levé l'ancre à son tour, Cissou que je n'avais pas pleuré sur le moment, levé l'ancre, arraché une de mes attaches au monde, car ce n'était pas un ami que j'avais perdu là, c'était la meilleure part de moi-même, comme toujours quand un ami s'en va, une ancre arrachée au cœur de mon être, un morceau de mon cœur sanglant au bout de cette ancre enlevée, et ce n'était pas du vin qui coulait de mes yeux, c'étaient les larmes de mes larmes, cette inépuisable cuvée de souffrance, le cépage si productif de la douleur de vivre, si profondément enraciné en notre terre de deuil.
J'ai sangloté dans les bras de Julie, et Julie s'y est mise à son tour, on s'est vidés jusqu'à cette sorte d'évanouissement qu'on appelle le sommeil, ce répit dont on se réveille avec un enfant perdu, un ami en moins, une guerre en plus, et tout le reste de la route à faire malgré tout, car il paraît que nous aussi nous somme des raisons de vivre, qu'il ne faut pas ajouter le départ au départ, que le suicide est fatal au cœur des survivants, qu'il faut s'accrocher, s'accrocher quand même, s'accrocher avec les ongles, s'accrocher avec les dents.

Daniel Pennac, Monsieur Malaussène

Oui je sais, je commence fort... Mais c'est un peu ce passage qui m'a poussé à créer ce blog "^^. Celui-ci, et tous les autres fois où je me suis dis "ptainnnn c'est trop beauuuuu !", mais surtout celui-ci, parce que je l'ai lu hier, dans la cuisine de mon "village" universitaire, et que je retenais mes larmes tellement c'était beau... Et j'avais simplement envie d'appeler ma lectrice préférée et de lui dire "Alexxxxx c'est trop beauuuuuu !!!" (elle au moins, je sais qu'elle connait ce sentiment "^^)... et... plutôt que de le dire à elle seulement, pis de l'oublier le lendemain, j'ai pensé à ce blog...

Pour revenir au texte lui-même, que dire... C'est du Pennac triste... le Pennac drôle est génial, le Pennac glauque est génial, mais le Pennac triste... ouch ^^
J'ose à peine commenter ce texte... l'utilisation des images chez Pennac est très intéressante, je trouve, car elles marquent beaucoup par leur force, parfois leur incongruité (dans les passages drôles, donc une bonne partie des bouquins, ça peut balancer sévère ^^) ou comme ici par une justesse de ton incroyable ; les images se filent et se défilent, s'enchaînent et s'entremèlent, une ancre s'arrache d'un verger ensanglanté, où la vie a planté là les graines de la souffrance... y'a rien à rajouter, tant l'art de Pennac est EVIDENT. Et cette phrase qui n'en finit plus de finir, à la conclusion si cruelle... La vie chez les Malaussène et leur entourage est d'une cruauté terrible, et ils conservent d'un tome à un autre les cicatrices que les "ogres" de toutes sortes leur ont infligé, le meilleur exemple étant le chien Julius, épileptique à l'occasion, paralysé d'une patte (il me semble), affligé maintenant d'un toc relativement dangereux (il mord dans le vide (enfin, avec de la chance dans le vide) toutes les trois minutes).
Ils vivent et ils s'accrochent, en retrouvant à chaque fois de nouveaux alliés, plus ou moins fiables certes, en grandissant, plus ou moins dans le bon sens certes, et en se reproduisant, bien sûr ! Chaque enfant a un vieux, qui lui raconte une histoire ou le protège avec un Manhurin chargé à bloc, au choix ; et chaque vieux est suivi d'un enfant, qui hérite parfois de son nom (avec plus ou moins de bonheur quand le vieux est surnommé comme une bataille qui fit 300 000 morts).
"Un vieux meurt, une enfant survit, c'est dans l'ordre des choses" est la triste devise du vieil inspecteur de Sin City...
Et c'est ça l'espoir, chez les Malaussène, la tribu la plus vivante de la littérature contemporaine (dans ce que je connais "^^), et c'est ça que je voulais montrer avec cet extrait qui pourtant, n'est pas le plus joyeux du bouquin...

2 commentaires:

Striga a dit…

Alors j'avoue que je ne connaissais pas ma le fait d'avoir lu ceci : "arraché une de mes attaches au monde, car ce n'était pas un ami que j'avais perdu là, c'était la meilleure part de moi-même, comme toujours quand un ami s'en va, une ancre arrachée au cœur de mon être, un morceau de mon cœur sanglant au bout de cette ancre enlevée" me donne l'envie de connaître !
tu sais quoi je viens de verser une larme avec ce simple passage.
Merci Moudi, tu viens de me faire découvrir quelque chose de merveilleux ^^

Anonyme a dit…

Très joli extrait, très touchant, et tellement plein de vérité ...

Je connais pas le livre, mais en tout cas ça m'a donné envie de le lire.